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par Laurent Wajs 19 mai, 2020
Un monsieur m’appelle pour prendre un rendez-vous. Il me dit que peut-être l’hypnose pourrait l’aider… Il me dit être un facteur, à la poste. Il me dit qu’il ne va pas bien. Il m’explique qu’il y a deux ans, lors de sa tournée en vélo, il a perdu un courrier recommandé. Pris de panique il a tenté de vérifier, de revérifier puis est rentré au bureau de poste où il s’est écroulé. Je lui demande comment il s’est écroulé. Il me répond que depuis ce jour, il compte et recompte toujours et sans cesse les courriers pour s’assurer qu’il n’en a pas perdu un, ce qui ne lui est jamais arrivé depuis. « Je distribue le courrier et puis, je compte et je recompte. Puis, je continue la tournée et ça me reprend, je compte et je recompte. » - Et le problème c’est quoi alors ? - Ben, je n’en peux plus de compter. Ça me prend trop de temps. - Et vous faites quoi pour arrêter de compter ? Il me confirme qu’il a vu un psychiatre, il y a dix huit mois qui lui a prescrit des tocs et les médicaments qui vont bien : anti anxiolytiques et anti dépresseurs. Et alors ? - Ben alors rien, je les prends mais je compte. Et moi ce que j’aimerais, c’est arrêter de compter. Dites moi, je lui demande, votre hiérarchie – c’est un chef – votre chef, il vous dit quoi ? Ben mon chef, il me dit qu’il faut que je sois moins stressé. Que si je perds un courrier, c’est pas le bout du monde. Il me dit qu’il y a des assurances pour ça. Je suis partagé. Je lui demande son âge. 59 ans me répond-il. Encore un an est c’est la retraite. On prend rendez-vous. Un monsieur plutôt petit de taille, énergique et simple se présente à moi. Il me réexplique ce qu’il m’avait dit au téléphone de façon identique. Je lui redemande quel est le problème précisément, il me répond « que je compte et recompte, ça m’envahit. Même en dehors du boulot, j’y pense. Même la nuit ». - Ok, une partie de vous compte et recompte et une autre partie dit à la partie qui compte d’arrêter ? - Oui c’est ça, enfin pas arrêter complètement. Faut quand même faire attention. - Ok. Pas complètement. Arrêter de compter mais pas complètement. Ok, alors ce que j’aimerais, c’est que vous me disiez précisément comment ça se passe. - Ben je distribue le courrier et au bout d’un temps, clac, il faut que je recompte tout. - Pardon, je voulais dire comment ça se passe dès le départ. Vous vous levez le matin et vous y pensez déjà ? - Ha non, quand je me lève, ça va. - Et vous faites quoi alors ? - Ben je me lève, je fais ma toilette, je déjeune et je pars au boulot. - Et ensuite ? S’en suit une longue description sur chaque tâche précise, arrivée au bureau, tri du courrier, départ en vélo, distribution, comptage et recomptage et re-recomptage et … puis retour et rentrée chez soi jusqu’au soir le coucher et la nuit qui suit. Longue description que le monsieur veut raccourcir en sautant des étapes. Je reviens donc immanquablement à l’étape précédente jusqu’à avoir un récit chronologique et détaillé. Quand tout a été dit, il se tait et me regarde. Un peu de silence. J’entends le chant d’un oiseau dehors. J’ai en tête l’image de Jacques Tati en facteur. Le monsieur me regarde intrigué. Rien. Il reprend : - en plus je me fais engueuler par mon chef. - Comment ça vous m’avez dit qu’il était compréhensif ? - Oui pour le courrier, si j’en perds un, il me dit que c’est pas la fin du monde. Par contre, il me met la pression sur le taux d’instance. - C’est quoi exactement le taux d’instance ? - Mon taux d’instance, il est trop haut. Je suis à 28 % et je devrais être à 22. - Et alors ? - Ben c’est trop haut. - En fait quand je disais et alors, veuillez excuser mon imprécision, je voulais vous demander ce qu’est précisément un taux d’instance à 28 au lieu de 22 et quel enjeu y est associé ? - Ben le taux d’instance, c’est quand les courriers recommandés avec accusés de réception ne sont pas distribués. On les retourne au bureau alors. C’est de l’instance. - Ok donc vous retournez 28 % des courriers recommandés avec accusé de réception et le chef vous met la pression pour que cela diminue à 22 % Il me regarde, me considère et me dit : c’est ça. Exactement. J’ajoute, en même temps : les recommandés avec accusé de réception, quand les gens sont là, ils sont là. Quand ils ne sont pas… - Ben oui, reprend-il mais ça c’est pas le problème. Le problème c’est le taux d’instance. Et le mien est plus élevé que mes collègues. On est trois à avoir un taux d’instance plus élevé. En fait le taux d’instance, ça dépend de la tournée. Moi, j’ai des particuliers essentiellement. Alors y’en a plus qui sont pas là. J’ai des collègues, ils ont beaucoup de boutiques ou d’entreprises, alors forcément, le taux baisse. Mais bon, ça mon chef, il en tient pas compte. Lui tout ce qu’il a, c’est le taux qui s’affiche. Il se fait engueuler comme moi par sa direction. Je lui demande : - du coup, c’est pour ça que le bouquin que j’avais commandé s’est retrouvé jeté dans mon jardin ? - Ha ben oui, y’en a qui s’en foutent. Y sont prêts à tout. Moi, quand un courrier dépasse de la boite, je le ramène le lendemain pour le remettre. On sait jamais, s’il dépasse, quelqu’un pourrait le prendre. Mais bon vous verriez, y’a plus que des CDD à la poste. Y s’en foutent pour la plupart. Y restent pas. Faut dire qu’ils sont pas gâtés non plus. Moi, je suis bien que quand je pars du bureau. Je prends mon vélo et … … et moi je commence à mieux comprendre. Un système absurde qui repose tellement sur rien qu’il finit par mesurer sa propre (in)utilité à la pression qu’elle distille sur ceux plus exposés qui la subissent. Un exemple. Une expérience concrète. Un bout de vie. J’aurais bien envie de lui demander ce qu’il en a à foutre de tout ça. Mais je sais qu’il en a quelque chose à foutre. Il me l’a dit, ce courrier qui dépasse et qu’il reprend. Alors je plonge un peu plus profondément. Et je me mets à lui décrire les branches de cet arbuste que je vois bouger dehors sous le souffle du vent. Un coup à gauche, un coup à droite, un coup devant, derrière et puis reviennent à leurs places. Sans se décrocher pour autant. Bien fixées. Comme les pieds sur le sol. Comme les mains sur ses jambes. Et je me demande si le vent existe pour lui-même ou pour bouger ces feuilles ? Le vent existe-t-il pour ce qu’il est ? Existe-t-il par sa manifestation ? Est-ce que le vent existe parce que les branches et les feuilles bougent ? Et comment sait-on que le vent est là, si on ne voit pas les feuilles qui bougent derrière la fenêtre. Et même s’il n’y avait ni branches, ni feuilles, le vent serait-il le même ? Serait-il différent ? Peut-être le murmure du vent ? Et si ce murmure franchissait cette vitre. Et s’il rejoignait le mien pour devenir un signal te permettant de plonger vraiment à l’intérieur. Un signal automatique comme ces paupières qui se sont fermées pour voir autrement, autre chose. Quoi que ce soit. Et je t’invite en même temps esprit inconscient à considérer laquelle des deux mains est la plus légère. Et lorsque cela est fait à laisser la main des deux la plus légère suivre son mouvement de façon automatique et autonome. Et le vent souffle dehors. Et les branches se tordent, se contorsionnent, plient et reviennent dans leur position initiale. Quand à toi, main qui se lève, légère, comme portée par le vent, comme portée par toute sorte de choses, de phénomènes, je t’invite à poursuivre ton ascension, ton mouvement inconscient jusqu’où te porte ce vent ci et d’autres. Je regarde sa main droite bouger en saccades successives et je l’accompagne. Et tu peux ainsi poursuivre ton mouvement guidé par ta légèreté. Jusqu’où iras-tu entraînant l’avant bras… Puis le bras… Jusqu’à monter, monter, monter. Et comme souvent, le vent cesse comme il est venu et alors tu peux redescendre. Redescendre jusqu’à ta position initiale. Et quand tu touches ta jambe, j’invite alors l’esprit inconscient à plonger exactement, précisément et totalement au niveau de profondeur utile et adapté pour poursuivre ce travail. Parfait. Excellent travail. Je te remercie esprit inconscient pour la précision et la qualité de ton travail et je t’invite maintenant de la où tu es, et où que tu sois, à considérer les deux plateaux de cette balance. A considérer avec la plus grande attention tout ce qui se trouve dans ce plateau-ci. Et lorsque cela est fait à me le dire en permettant aux muscles de la gorge, de la bouche de me répondre distinctement et chaque mouvement musculaire et chaque son te permettent de plonger plus profondément encore en transe. « C’est fait ». Très bien. Je t’invite maintenant à placer dans l’autre plateau ce qu’il faut pour les faire bouger tout les deux. Sans te soucier de l’intensité. Juste bouger. Et à me dire quand cela est fait. « C’est fait ». Je t’invite maintenant à lester ou à délester le plateau. Et à observer très attentivement le moment précis où l’un monte, l’autre descend. Le moment précis où les deux se croisent. Le moment précis où ils se trouvent au même niveau. Exactement. Et lorsque cela est fait, merci de me le dire. J’attends. J’attends. J’attends encore. Et je reprends : sans oublier le souffle du vent. Alors que dehors les feuilles de nouveau se soulèvent, les branches plient et se secouent. « C’est fait ». Merci à toi. Je t’invite maintenant à intégrer toutes les formes, les couleurs, les images, les sons, tous les apprentissages de cette séance afin de les rendre disponibles à partir de maintenant et aussi longtemps que l’ensemble des parties de C concernées de près et de loin en auront besoin. Et lorsqu’enfin cela est fait, laisse ce souffle nouveau accompagner C à se réorienter ici, dans ce fauteuil, dans cette pièce et maintenant. On convient de se rappeler pour faire le point. Je me réveille le lendemain matin en ayant cette image de lui en train de compter et de recompter. Il compte ce qui n’existe pas et qui fait tout de même partie de lui. Mais sait-on seulement où le vent commence et s’il finit ? Il compte en folie pour rester raisonnable dans son monde qui est aussi le mien. Le vent souffle si dur et si fort, alors il fait ce qu’il peut pour rester debout, plier mais ne pas rompre. Quelques jours après, il me rappelle au téléphone. Il me dit être assez satisfait. Il ne compte plus. Enfin si une fois, en fin de tournée mais ça c’est normal. Je vais pas rentrer au bureau sans être sûr. Il me demande si ça va durer. Je lui réponds : aussi longtemps que le vent fera frémir les feuilles des arbres. Un silence. Il me demande si je pense que ça peut frémir encore plus. Je lui demande si ma lettre ira plus vite en mettant deux timbres plutôt qu’un. Il me répond que non. Je lui réponds que non. Il me demande s’il peut apprendre l’auto-hypnose (il s’est renseigné sur internet). On reprend rendez-vous. Un rendez-vous où il a été question d’auto-hypnose et d’une mystérieuse fourmi qui se posait la question de ne pas se poser la question de porter si lourd et si volumineux. Que des trucs que les managers et les psychiatres qui prescrivent des tocs ne comprendront jamais. Ce serait dommage, ils les rationaliseraient, les optimiseraient et les rentabiliseraient.
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